L'Arbre à Palabres: la parentalité entre universalité et transculturalité

Par : Claude Egullion le 02/09/2019

L’ARBRE À PALABRES La parentalité entre universalité et transculturalité     

Débuté en 1995 à la maternité des Bluets, l’Arbre à Palabres est un groupe de parole dont une des principales caractéristiques est d’être transculturel et non pas multiculturel. En s’adressant à des femmes enceintes ou venant d’accoucher, récemment immigrées en France, ces groupes ont pour but de les aider à  mieux intégrer dans leur propre vécu la dimension médicale de la grossesse ici, de les soutenir dans la construction de leur capacité à materner et dans l’établissement de  la relation avec leur enfant. En effet celle-ci se voit complexifier dans le contexte de l’immigration  pas  la pluriculturalité, la précarité et l’isolement dans lesquels vivent la plupart,  auxquelles viennent s’ajouter  fréquemment des histoires de ruptures et de violence. Portage, soutien, amélioration du suivi médical, prévention de la dépression post natale et des troubles futurs de la relation parent enfant, dépistage de celles qui en détresse psychologique nécessitent une prise en charge psychothérapique, tels sont les buts que nous nous sommes assignés en créant ces groupes.     

La naissance de l’Arbre à Palabre :
  
Entre 1980 et 1990, j’ai exercé l’obstétrique dans divers pays africains et asiatiques. Mon séjour le plus long fut au Zimbabwe où je restais durant 7 ans. J’étais  responsable de l’obstétrique pour toute une province où vivaient 1 million de femmes. Environ 65 % des accouchements  avaient lieu à domicile. En plus de mon travail d’obstétrique à l’hôpital provincial où je recevais surtout les complications, j’ai mené tout un programme pour intégrer  dans la chaîne des soins les accoucheuses traditionnelles qui assistaient les femmes  dans les villages. Plutôt que d’ignorer ces accouchements à domicile ou de s’opposer à ce que ces femmes accouchent chez elle, le système de santé d’alors  n’ayant d’ailleurs  pas la capacité de les accueillir toutes, ce programme en enseignant des mesures  simples en particulier d’hygiène et la  pathologie qu’il fallait absolument transférer à l’hôpital, a réussi à améliorer de manière tangible la sécurité des femmes et des nouveau-nés. Les bons résultats obtenus par ce programme n’ont pas été dus qu’à notre enseignement mais aussi  en grande partie grâce aux relations que le personnel soignant avait établi avec ces accoucheuses et à la confiance qu’elles nous ont petit à petit accordée. C’était sur elles  que nous comptions et que reposait la responsabilité de convaincre la famille de la nécessité d’un transfert à l’hôpital mais aussi la tâche de rassurer la future mère et de l’accompagner si possible quand elle devait être amenée à l’hôpital.   Dans les années 90, dans les hôpitaux parisiens les patientes venues de l’étranger ont été de plus en plus nombreuses. En ce qui concerne l’hôpital où je travaillais beaucoup venaient d’Afrique de l’Ouest. A cette époque la majorité d’entre elles étaient arrivées dans le cadre du regroupement familial et venaient de zones rurales. Pas toujours familiariser avec la médecine, leur incompréhension parfois de ce qui allait leur arriver mais aussi  une façon différente d’analyser ce qui pouvait  être bon pour elle ou leur enfant,  pouvaient générer beaucoup d’angoisse lorsque certaines décisions obstétricales devaient être  prises. Régulièrement nous nous confrontions à des refus de soin, des tentatives pour échapper à certaines interventions, des crises de panique en particulier en salle de naissance, rendant difficile le travail des équipes médicales. Mais surtout, nos gestes techniques, certaines de nos attitudes ou façons de faire lorsqu’ils les choquaient  ou étaient mal compris, laissaient nombre d’entre elles déprimées, angoissées, déçues avec l’impression qu’on avait trompé leur confiance.   A mon retour en France je suis retournée travailler aux Bluets. J’avais connu cette maternité durant mes études et leur approche qui tenait à prendre en compte toutes les dimensions de la grossesse tant sociale, psychologique, personnelle que médicale me convenait bien. Le dialogue avec les parents, leur implication dans toute décision constituait l’autre valeur de cet établissement à une époque où on parlait encore assez peu de droit des patients. Héritière de Fernand Lamaze, Les Bluets était la maison mère de la préparation à l’accouchement. Nous avons voulu offrir à ces patientes migrantes la possibilité comme à toutes  les autres de se préparer. Or pour diverses raisons, culturelles ou linguistiques essentiellement, elles ne participaient pas aux groupes de préparation. A l’occasion de mes  expériences hors de France j’avais découvert la variabilité des coutumes et des prescriptions autour de la naissance  et l’importance de la dimension culturelle de cet événement à la fois universel et très personnel et des enjeux de la transmission. C’est grâce à cette combinaison entre ‘l’esprit Bluets’, les circonstances socio-économiques et politiques de l’immigration d’alors et l’expérience de mes années d’exercice de l’obstétrique hors de France qu’est né l’Arbre à Palabres. Pour essayer de prévenir mauvais vécus et traumatismes psychiques et éviter d’avoir à gérer des conflits en consultation ou en salle de naissance, j’ai donc démarré ce groupe de parole où dans une ambiance plus détendue et plus chaleureuse et sans les enjeux d’une quelconque décision médicale à prendre dans l’immédiat, nous pouvions toutes ensemble nous rencontrer et échanger. Le groupe l’Arbre à Palabre a ainsi débuté en 1995 à la maternité des Bluets. Il s’adressait aux futures mères, en France depuis relativement peu de temps et pas encore complétement familiarisées avec les modalités du suivi des grossesses et des accouchements ici. Plus occasionnellement et sur leur demande nous avons aussi accueilli des femmes arrivées en France dans leur enfance ou nées en France mais de parents étrangers. Ces groupes ont fonctionné aux Bluets jusqu’en 2014.     

Devenir et évolution:
  
Ces groupes se poursuivent actuellement dans divers lieux dont la maternité de Montreuil et dans des lieux d’accueil de jour. Ces groupes continuent à s’adresser à des futures mères ou jeunes mères en France depuis quelques mois à quelques années. Par contre leur profil, les circonstances de leur arrivée en France, leur motivations pour partir de leur pays a évolué progressivement au cours de ces 20 dernières années et actuellement les femmes que nous rencontrons différent notamment de celles qui participaient au groupe à sa création. Ces jeunes mères ou futures mères n’arrivent plus ou du moins rarement comme avant  dans le cadre d’un regroupement familial. Dans les lieux où je travaille elles sont issues majoritairement d’Afrique de l’Ouest ou centrale, viennent des villes et ont beaucoup plus été scolarisées qu’il y a 20 ans. La plupart sont venues  seules. Elles ont parfois rencontré un compagnon sur le chemin de l’exil ou depuis leur arrivée en France. Il n’en reste pas moins vrai que dans le groupe, nous rencontrons essentiellement des jeunes femmes isolées, très seules,  le père de leur bébé les ayant abandonné ou s’impliquant très peu. Un nombre non négligeable de ces grossesses sont aussi issues de viols ou de ce qui peut être qualifié de rapport sexuel ‘transactionnel’, rapport que nombre de ces femmes se voient contraintes d’accepter pour pouvoir dormir dans une chambre à l’abri de la rue et de ces violences. Pour nombre d’entre elles le projet de migration a été un projet personnel. Certaines  sont venues en France dans l’espoir de trouver du travail et d’améliorer le sort de leur  famille restée au pays. D’autres ont fui une situation familiale difficile, des violences conjugales, une menace d’excision de leur fille ou des situations de violence politique. Au problème lié à la migration, vient alors s’ajouter des traumatismes liés à  leur histoire personnelle dans leur pays et aux violences subies là-bas sans compter les violences subies sur le chemin de l’exil qui sont courantes.  Beaucoup vivent dans une grande précarité sociale, sans carte de séjour et dans l’attente d’un statut qui mettra souvent des années à se concrétiser. La plupart n’ont pas d’hébergement fixe. Celles qui ont pu un temps être héberger par de la famille ou des amis, sont presque systématiquement mise à la porte lorsqu’un bébé s’annonce. Ainsi, ici aussi, elle se retrouve confrontées à toutes sorte de violences : de la rue, conjugale, intra familiale, administrative… Cette itinérance, en plus de l’anxiété propre liée au fait ne pas avoir un lieu où se poser et organiser sa vie, les empêche de construire un réseau un peu stable d’amies fiables qui puisse à la fois les aider et leur servir de support émotionnel et de famille de substitution.       

A partir de leurs paroles, la dynamique du groupe :   
Pour celles qui ont déjà accouché au pays, la naissance de leurs enfants  a eu lieu dans une maternité (hôpital ou dispensaire). Elles n’ont donc plus le même rapport avec la médecine occidentale que ce qu’on pouvait observer  en 1995.
Par comparaison avec ce qu’elles ont pu connaître des services médicaux chez elle, souvent sous équipés, déficients, surchargés  voire maltraitants, elles sont enchantés de leur prise en charge ici et ne tarissent pas d’éloges envers le personnel  soignant. Elle souligne leur gentillesse.  Elles paraissent bien accepter  les nombreuses décisions obstétricales et interventions rendues nécessaires par des grossesses souvent compliquées car plus ou moins bien suivies  ou du fait de pathologies associées. Il faut dire que c’est peut-être la première fois qu’elles font l’objet dans notre pays d’attention et sont considérées en tant que personnes  ayant des droits. Le temps de la grossesse leurs confère soudainement une place dans notre société et gomme pour  un temps leur invisibilité. Par contre il n’est pas sûr que cela se poursuive ensuite.   Ainsi dans les groupes nous pourrions nous contenter d’écouter avec satisfaction ces premières impressions et leur expliquer les raisons et la teneur des interventions auxquelles elles ont dû ou vont avoir à faire face, informations dont elles sont très demandeuses. Cependant dans un deuxième temps, grâce à la confiance qui s’établit  et souvent  lancé par une d’entre elles qui rompt le charme de ce concert de louanges en évoquant son mal-être, sa situation  ou son désarroi devant une décision médicale, le débat devient plus profond et plus sincère, moins convenu . Le rôle de l’animateur du groupe devient alors beaucoup plus subtil. Tout en répondant aux questions qu’elles se posent, c’est sa capacité à savoir laisser libre l’expression et à saisir au bon moment la  parole sur laquelle d’autres vont rebondir qui  va permettre que ce groupe ne soit plus un simple  groupe d’information mais bien plus et que se mette en place une véritable psyché groupale. Et c’est à partir de là que le groupe va pouvoir leur procurer, même si ce n’est que d’une manière  très temporaire, portage et partage.  Va alors émerger les angoisses vis-à-vis de leur  intégrité physique, de leur capacité à accoucher puis à être mère loin de leur famille et dans ce contexte de précarité ainsi que leurs questionnements sur ce qu’elles vont et doivent transmettre à leur enfant.       

Des effets de la narration et des échanges :
  
Même si les participantes aux groupes actuels semblent assez différentes de celles de 1995, solitude, isolement et manque de leur famille restent des sentiments tout aussi vifs, envahissants et ravivés par la grossesse. Même si elles manifestent un désir plus marqué de bénéficier des avantages d’ici et de s’adapter  à nos mode de maternage, certaines décisions obstétricales ou nos habitudes autour de l’accouchement sont parfois plus consenties que comprises et vont rester, pour certaines, source de frustrations qu’elles n’ont pas osées exprimer jusque là. Et c’est grâce à la narration des expériences de chacune et aux  échanges dans  un tel groupe que chaque participante va pouvoir être amenée à se saisir de ce qui pour elle sera pertinent pour l’aider à s’apaiser, à éventuellement trouver la signification de son histoire obstétricale, la place de son enfant dans sa filiation, à lui donner confiance en ses capacités de mère et à construire son histoire.  Ces échanges  au sein d’un tel groupe les aident à trouver comment combiner, pour chacune de manière très personnelle, les conceptions et façons de faire de leur culture d’origine profondément ancrées en elles avec leur envie d’intégrer les normes d’ici. Pour celles qui sont mère depuis quelques semaines c’est un lieu où elles vont pouvoir prendre conscience et exprimer leur fierté d’être capable de s’occuper seule de cet enfant, de « faire face » et du plaisir que leur procure cet enfant.
    
Aller plus loin  
C’est aussi un lieu où lorsqu’elles se sentent  suffisamment portées par le groupe, certaines vont  évoquer, souvent pour la première fois, les violences qu’elles subissent parfois au quotidien ou encore  celles qui les ont poussé à immigrer. Cette confiance qu’elles nous  témoignent à ce moment-là nous permet de repérer et de proposer à  celles qui ont des histoires très traumatiques ou à celles qui sont profondément déprimées, en plus des orientations médicales nécessaires, une prise en charge complémentaire à type de médiation ethno-clinique. Un groupe de  thérapeutes se met alors en place autour de cette jeune mère. Ils vont l’accompagner durant sa grossesse et/ou durant ses débuts de mère et vont entamer, en s’aidant de l’état psychique particulier de la grossesse, un travail d’élaboration qui va à cette période progresser rapidement. Il s’agit non seulement de l’aider mais aussi de travailler sur la relation mère-enfant. Les effets de la dépression maternelle sur l’enfant sont actuellement bien connus. Il ne faut pas non plus méconnaitre le risque de maltraitance subit par des enfants de mères épuisées physiquement et psychiquement par leur propre histoire, la précarité ici et  leur  grande solitude.    


Conclusion :  
La grossesse déclenche des sentiments ambivalents mais l’arrivée d’un enfant pour ces femmes reste avant tout souvent très positif malgré les difficultés matérielles qui risquent  de  se multiplier et que, nous, nous avons trop tendance à mettre au premier plan. Premiers pas dans la reconstitution d’une famille, cet enfant va  souvent être le symbole de la nouvelle vie qu’elles veulent se forger ici, même si cet grossesse n’a été ni planifiée ni désirée. Il va leur donner le sentiment qu’avec lui elles vont échapper à la solitude et représente une motivation supplémentaire à se battre pour améliorer leur situation. La grossesse, par la reconnaissance de leur statut de mère par les services de santé français et les soins dont on les entoure, les tire partiellement de l’invisibilité  en leur ouvrant certains droits et l’accès à certaines ressources. Cependant les obstacles qu’ils soient matériels, psychologiques ou culturels auxquels elles sont confrontées, vont mettre à mal ces désirs et ces espoirs. Doutes et ambivalence restent leur lot commun, facteur d’angoisse et de moments de dépression. L’entourage  dont  toutes jeunes mères a besoin leur fait cruellement défaut et est  pourtant d’autant plus important qu’elles vont avoir à s’adapter à un changement radical de leur conception du maternage en se retrouvant seule face à leur enfant, elles qui pour la plupart ont grandi dans des familles où l’enfant est celui de la famille voire de tout un village. Outre faciliter le travail d’adaptation à leur nouvel environnement et de prévention médicale et psychologique, le travail fait dans le groupe, son portage et le sentiment qu’elles leur donnent au fil des semaines d’appartenir à une communauté (même si celle-ci est éphémère) va servir à beaucoup de tremplin pour envisager plus positivement leur avenir et la construction de leur vie ici malgré toutes les difficultés et désillusions auxquelles elles ont dû et auront à faire face.                            

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