Enfant entre les langues

Par : le 01/10/2012

La construction identitaire des enfants migrants se caractérise par des aller-retours entre la culture d’origine et celle du pays hôte. Leur identité est souvent définie par le contexte donné : ils ont tendance à se caractériser par leur culture d’origine dans le pays d’accueil, mais une fois dans leur culture d’origine, ils s’y expriment souvent par leur appartenance au pays d’accueil (Dahoun, 1995).

Lorsqu’il arrive à l’âge scolaire, l’enfant migrant découvre de façon douloureuse que salangue maternelle n’a pas la même valeur que la langue du pays d’accueil, ce qui empêche souvent le processus d’intégration. À ce moment, la réaction de la famille est primordiale : soutient-elle l’enfant pour qu’il conserve son bilinguisme, ou est-elle plutôt prête à se soumettre à la langue officielle ? Pourtant, la réussite scolaire d’un enfant migrant ne dépend pas seulement de l’attitude de la famille vis-à-vis de l’intégration. En effet, Bentolila (2008) souligne que les enfants doivent apprendre à lire et à écrire dans leur langue maternelle.

Car :
„prétendre apprendre à lire et écrire à un enfant dans une langue qu’il ne parle pas, c’est tout simplement le condamner à l’analphabétisme”.
Et d’ajouter :
„apprendre à lire et à écrire en wolof, en amazigh à des enfants qui ne parlent pas d’autres langues est une nécessité, car c’est là leur seule chance d’entrer sans rupture dans le monde de l’écrit, et d’apprendre à lire et à écrire ensuite en arabe et en français. Les difficultés linguistiques de l’enfant témoignent souvent de leurs conflits internes„ (Bentolila, 2008, p. 191).
Pour grandir en effet, l’enfant migrant doit construire patiemment un nécessaire clivage entre la culture familiale – le monde de l’affectivité – et le monde du dehors, notamment de l’école, monde de la rationalité et du pragmatisme (Moro, 2002, p. 60).

En outre, dans une situation qui nécessite une effort psychique important, tant sur le plan émotionnel que sur le plan cognitif, l’angoisse de la séparation est renforcée par la nouvelle langue, qui éloigne l’enfant de sa famille. Le professeur, comme personnage concurrent, peut facilement provoquer un conflit de loyauté chez l’enfant. Celui-ci ne trouve alors qu’un seul compromis : le silence. Cela lui permet d’être accepté partout. Il évite ainsi de trahir l’un ou l’autre côté. Par conséquent, on peut considérer le mutisme comme un mécanisme de défense sous la pression du stress.

Dahoun (1995) distingue plusieurs types de mutismes selon leurs rôles. Tout d’abord, le silence révolte est un mutisme actif : une arme qui donne la force de réagir à une situation insupportable. Ensuite, le silence fusion met en évidence le rôle de la séparation dans le langage : en effet pour parler, il faut d’abord prendre de la distance. Derrière ce dernier cas se trouve souvent une relation fusionnelle de la mère à l’enfant : l’enfant utilise un langage sympraxique, sorte de culture secrète entre eux deux. Les paroles de ces enfants ne peuvent alors être interprétées que dans un certain contexte. Elles sont accompagnées d’une activité, et la plupart du temps, seule la mère parvient à les décoder, ce qui renforce encore cette relation fusionnelle. Dahoun souligne le fait que chez les enfants mutiques, d’autres membres de la famille souffrent souvent du même trouble, résistant ainsi à l’acculturation par le refus de la langue du pays d’accueil. Dans ces familles, les mères semblent déprimées et isolées. Elles portent la langue maternelle en elles comme un kyste, souvent transformée en une langue intérieure, pulsionnelle, qui ne véhicule que des sentiments et des souvenirs. Elles vivent en France depuis très longtemps, mais sont toujours fantasmatiquement dans leur pays d’origine. Ces familles isolées adoptent souvent une structure clanique : unies par des liens étroits, elles sont fermées sur elles-mêmes, cloisonnées, et perçoivent le monde extérieur comme menaçant. Le mutisme est donc un moyen de cohésion et de protection. Il favorise aussi une vie symbiotique entre les membres de la familles – souvent entre la mère et l’enfant, mais aussi entre frères et soeurs, ou entre le père et les enfants. L’hospitalisation en bas âge peut également être un facteur déclenchant de ce retrait, lorsque la rencontre avec la langue du pays d’accueil sest associée à un moment difficile.

Du point de vue psychiatrique, le mutisme sélectif est un trouble défini comme le refus persistant de parler devant certaines personnes ou dans certaines situations, sans qu’il n’existe aucune altération ni de la compréhension du langage, ni de la capacité de s’exprimer verbalement (Domènech, 1996). Ce n’est pas un trouble du langage à proprement parler, mais plutôt un trouble psychiatrique qui se manifeste dans le champ du langage (Hesselman, 1983). Souvent sous-diagnostiquées, certaines formes transitoires en passent inaperçues. D’autres sont banalisées : par exemple, à l’école, l’enfant mutique passe pour être timide (Gelmman-Garçon, 2007).

Toutefois, toutes les difficultés rencontrées par l’enfant, comme par exemple le mutisme, ne doivent pas être attribuées au bilinguisme. Lorsque l’on se trouve par exemple face à une situation de mutisme extra-familial, le symptôme doit être replacé dans son contexte familial, culturel et transculturel. La construction de deux ou plusieurs systèmes linguistiques demande un investissement cognitif et psychique important de la part de l’enfant. Si les difficultés existent dans les deux langues, et de manière importante, c’est la question d’un déficit structurel de construction des langues qui se pose (Sanson, Serre, Moro, 2008).

La réaction d’un enfant vivant entre deux langues dépend donc de plusieurs facteurs. D’ailleurs, définir le bilinguisme chez l’enfant est délicat, car il en existe plusieurs types selon selon l’âge d’apprentissage (précoce ou tardif), la durée de la pratique et l’aptitude langagière (soustractive ou additive, d’après Lambert, 1977). La structure et la valorisation des langues font également partie des facteurs parfois ignorés, qui jouent un rôle fondamental dans la formation du bilinguisme. Il est par exemple très différent d’apprendre le français alors que l’on parle déjà anglais, ou alors peul : ces deux langues ont en effet des structures très différentes et sont valorisées différemment. Finalement, Bensekhar-Benhabi (2010) assure que le bilinguisme est complet et équilibré si l’exposition aux deux langues arrive tôt dans la vie, de façon consistante et soutenue, et à travers une riche variété de contextes.

Laura Tarafas, psychologue clinicienne


(Cet article fait suite à l’article La langue étrangère et la dynamique individuelle.)

Références :

BENSEKHAR-BENNHABI M. (2010) : „La bilingualité des enfants de migrants face aux enjeux de la transmission familiale” in Enfances & Psy n° 47, 2010/2, p. 55-65

BENTOLILA, A. (2008) : « Le goût de l’autre » in L’autre : L’enfant et les langues, vol. 9, n°2

DAHOUN, Z. K. S. (1995) : Les couleurs du silence. Le mutisme des enfants de migrants, Paris, Calman-Levy

DOMENECH, E. (1996) : « Troubles affectifs et pathologie du langage » in MULLER, C.C., 

NARBONA  J. (1996) : Le langage de l’enfant, aspects normaux et pathologiques, Masson, Paris

GELLMAN-GARCON,  E. (2007): « Le mutisme sélectif chez l’enfant : Un concept trans-nosographique » in Revue de la littérature et discussion psychopathologique, P.U.F., La psychiatrie de l’enfant, 2007/1, vol. 50, p. 259-318

HESSELMAN, S (1983): “Elective mutism in children 1877-1981”, in  Acta Paedopsychiatrica n°49, p. 297-310

LAMBERT, W.-L. (1977) : “Effects of bilingualism on the individual” in Hornby, P. A. (ed),Bilingualism: psychological, social and educational implications, New York, San Francisco, London, Academic Press Inc., p. 15-27

MORO, M.-R. (2002) : Enfants d’ici venus d’ailleurs. Naître et grandir en France, Paris, Syros, La Découverte

SANSON C., SERRE G., MORO M.-R. (2008) : „Les langues de Krishna : l’ortophoniste face au bilinguisme” inL’autre : L’enfant et les langues, vol. 9, n°2


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